Il aura fallu un petit prof, déguisé en Gérard Jugnot, et une chorale pour découvrir que les Français avaient terriblement envie de croire à cette idée simple: chacun peut trouver son rôle dans un groupe et les voix les plus ingrates, ensemble, peuvent produire de l’harmonie et de la beauté. Au-delà de la métaphore sociale, l’incroyable succès du film de Christophe Barratier – Les Choristes, près de 6 millions d’entrées en onze semaines – distille massivement la conviction que tous, même les plus violents, les plus cabossés, les plus malheureux d’entre nous, disposent d’un instrument, la voix, qui peut avec un rien d’effort nous conduire à nous transcender, si quelqu’un, quelque part, veut bien nous écouter. Le soliste du film, Jean-Baptiste Maunier, assis derrière son Coca, le dit très bien avec ses mots hésitants: «Quand on chante, ça aide. Je ne sais pas… ça ouvre une nouvelle porte.» Puis il ajoute: «Mais je préfère chanter avec les autres. C’est une deuxième famille. Comme quand on joue au foot et qu’on se passe la balle. Mais, là, on se passe des notes. Je trouve ça beau.»
Et ça plaît : la bande originale, composée par Bruno Coulais et diffusée par Warner, s’est hissée à la première place du Top albums pendant trois semaines et n’a été détrônée que par Michel Sardou. Quant aux Petits Chanteurs de Saint-Marc, chorale d’un collège jésuite de Lyon à laquelle appartient Jean-Baptiste Maunier et qui prête ses voix aux autres enfants du film, ils avaient déjà édité sept disques à peu près incognito. Ils ont multiplié leurs ventes par cent avec le huitième, qui vient de sortir chez Jade et s’est immédiatement placé en tête des ventes Fnac, catégorie classique. Ils enregistrent un nouveau disque qui doit être diffusé à la mi-juin, chez Mediason.» Ne parlez pas de nostalgie, prévient Nicolas Porte, le chef de chœur. Le film a touché un public de jeunes et je reçois de 300 à 500 mails par jour d’enfants de 9 à 15 ans qui me disent merci de leur avoir fait découvrir ça.» Du haut de ses 13 ans, Jean-Baptiste renchérit lucidement: «Avant, on nous trouvait ringards. Maintenant, le dimanche, quand on chante à la messe, il y a beaucoup de gens. Des filles, surtout.» Un peu gêné, il sourit: «C’est nul!»
Sans doute ce film tombait-il à pic. Au moment où palpite dans le pays une formidable envie de chanter.
Mais le phénomène dépasse le chant. C’est le pouvoir de la voix qu’on découvre soudain. Il était temps. Jamais on ne s’était tant parlé. Un siècle et demi après l’invention du téléphone, 70% des Français ont aujourd’hui un mobile. La radio a commencé à émettre dans les années 1920, la télévision a pris son essor après la Seconde Guerre mondiale: pas un homme public ne peut désormais ignorer la force de l’oral. Les enfants à qui, dans les bonnes familles, on intimait hier l’ordre de se taire en présence des adultes sont incités à s’exprimer. Et les managers se jettent sur les cours de diction. «Cet intérêt pour la voix est très récent, affirme le Dr Claude Fugain, chef du département de phoniatrie de Saint-Antoine, à Paris, et directrice de l’unité de la voix à l’hôpital Foch, à Suresnes. Face aux Anglo-Saxons, nous ne savons pas parler. Mais, depuis quelques années, nous sommes de plus en plus consultés et on voit surgir un tas de gourous qui organisent des stages, des séminaires ou des séances de coaching.» Cofondatrice du laboratoire de la voix, le Dr Elisabeth Fresnel-Elbaz confirme: «Depuis quatre ou cinq ans, les directeurs des ressources humaines suggèrent à leurs cadres d’aller voir des phoniatres, des femmes actives vont chanter à l’heure du déjeuner, les ensembles choraux se multiplient. Les gens prennent conscience que la voix peut être un atout, mais aussi un handicap.» On en joue, mais elle nous trahit parfois. Elle nous unit, mais elle nous inhibe aussi. A nulle autre pareille – on a une empreinte vocale comme on a une empreinte digitale – elle peut pourtant se transformer, se lisser, s’enrichir, se travailler.
Ce n’est qu’une vibration d’air, disent les phoniatres, et pourtant c’est magique. On a tous dans l’oreille une voix qui nous a particulièrement troublés, bouleversés, impressionnés, ensorcelés, ennuyés, agacés ou exaspérés. Est-ce le timbre, le ton, la tessiture, le rythme, la mélodie, l’intensité? Certaines voix sont inoubliables. Le nourrisson est sensible à l’odeur de sa mère vingt-quatre heures après sa naissance. Mais il reconnaît son timbre dès sa vie fœtale et, plus tard, si on lui met une tétine dans la bouche, il se met à téter avidement si on lui fait entendre la voix maternelle. L’Histoire et la mythologie bruissent de ces voix que l’on suit aveuglément, à l’instar de Jeanne d’Arc. Les dieux comme les sirènes sont très bavards. Certains ne feront jamais silence. Après la mort de Narcisse, noyé dans son reflet, Echo, la nymphe des sources et des forêts – qui l’aimait – disparut et fut changée en voix qui répétera jusqu’à la nuit des temps les dernières syllabes de nos propos… On connaît la force de la voix d’autrui, mais on a tendance à sous-estimer celle qui sort de soi. «Au premier instant de notre vie, lors de notre passage du milieu liquide à l’air, c’est un cri, une voix qui se fait entendre, note Yvette Vavasseur, spécialiste en sciences de l’éducation. A la mort, c’est un râle qui s’étouffe dans un dernier souffle. Dans la nuit, dans la peur, on chante pour se tenir compagnie. A cette voix accordons-nous toute l’attention qu’elle mérite?»
«On vit dans une société où l’on ne se touche plus, observe la psychologue Rosemarie Bourgault, on se touche avec la voix.» Comme le remarque le baryton Laurent Naouri (lire l’entretien), il y a quelque chose d’intime dans la relation vocale, un tremblé, une fragilité, presque une nudité. «La voix, c’est la dernière chose qu’on peut nous prendre, affirme Serge Hureau, directeur du Centre national du patrimoine de la chanson. Il suffit d’entendre quelqu’un pour sentir ce qu’il a de propre. Chacun se souvient d’un jour où il a osé prendre la parole, haussé la voix pour dire non.» Non-voyante, la journaliste Sophie Massieu est, plus que quiconque, sensible au pouvoir des voix: «Outre l’identité sexuelle, elles me renseignent sur le milieu culturel, l’âge, l’humeur, même si c’est parfois trompeur. On entend un sourire dans un allô. On dit souvent que les aveugles se moquent des apparences, mais ce sont des foutaises: nous ne sommes pas sensibles aux mêmes apparences. Moi, si j’entends une voix bien timbrée, un peu caverneuse, mesurée avec des clins d’oeil, des silences entendus, je craque! J’ai rêvé sur des voix radiophoniques de gens que je ne connais pas du tout, comme Jean-Luc Hees…»
Les Anglo-Saxons, friands d’études tous azimuts, ont bien sûr tenté de mesurer l’impact du langage. Selon Albert Mehrabian, professeur à l’université de Californie, le sens donné à une conversation reposerait à 7% sur les mots effectivement prononcés, à 38% sur l’élocution et à 55% sur le message visuel qui l’accompagne. Les signaux non verbaux décupleraient le pouvoir de la parole. Conseillère en formation au Canada, Merge Gupta-Sunderji tire quelques enseignements de bon sens de ses recherches: «Une voix trop forte peut exprimer un désir de domination, tandis qu’une voix trop douce peut signaler la soumission. Une voix trop sèche peut déconcerter l’interlocuteur et une voix trop mielleuse peut éveiller le soupçon. Par ailleurs, les voix nasillardes ou haletantes ne sont pas susceptibles d’inspirer confiance. Et le débit est tout aussi important – celui qui parle trop vite sera bien souvent perçu comme un simple beau parleur!» Au-delà de ces stéréotypes, Frédéric Girard, directeur du développement chez Adia (agence d’intérim), admet que la voix est un élément important de la personnalité du candidat, lors d’un recrutement. «Ce qui compte, c’est la cohérence entre la voix et le discours, dit-il. Mais c’est aussi l’articulation nette, le débit adapté.» Tout dépend du territoire professionnel. Pour les call centers, on attend quelqu’un de structuré, clair et rassurant dans son élocution. «Dans les métiers technologiques, si on a quelqu’un qui parle très vite, ça ne va pas marcher. C’est comme si vous appeliez les pompiers et que vous ayez quelqu’un d’hystérique au téléphone!»
Par LEXPRESS.fr , publié le 07/06/2004
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